vendredi 25 avril 2008

C’était une de ces journées ordinaires qui ne présageaient que la morosité et l’ennui propres aux débuts d’années universitaires. Les premiers frimas de l’automne se manifestaient déjà; le ciel était bas, et les grands arbres centenaires de l’Université américaine de Beyrouth perdaient peu à peu leur feuillage. “C’est peut-être leur façon à eux de pleurer la fin des vacances, je pensai tout bas en sentant les feuilles désséchées et jaunies craquer sous mes pieds. Tiens, ce soir en voiture j’écouterai Les Feuilles Mortes".

Un tel spectacle ne m’attristait guère, bien au contraire. Pour une fois la mélancolie qui m’habitait d’ordinaire semblait gagner les êtres et les choses autour de moi. J’avais alors l’impression d’une revanche prise sur la joie de vivre estivale, la joie de vivre tout court, que je voyais avec rage se manifester chez les autres alors qu’elle semblait m’avoir abandonné. L’espace d’une saison, le ciel était gris pour tout le monde; même West Hall était désert. Je m’arrêtai un instant pour contempler le prestigieux bâtiment ocre sur les marches duquel grouillait d’ordinaire une foule d'étudiants animée, riante et colorée, et me sentai aussitôt solidaire de ces vieilles colonnes abandonnées. Me mêler à cette masse bigarrée et bruyante m’avait toujours semblé inconcevable, moi qui cultivait avec soin l’esprit d’élitisme transmis dans ma famille depuis des générations. Cet élitisme familial, s’il me poussait, malgré moi, à suivre une formation d’économiste, qui plus est en anglais, _"afin d’être mieux paré aux futurs défis de la mondialisation", disait mon père_ se manifestait surtout par l’amour de la culture française et l’usage du français dans les conversations.

Car chez nous, le français avait toujours été une seconde nature. C’est peu dire si j'ai grandi dans le culte de cette langue. Henri, mon père, profondément francophile, affichait fièrement les œuvres complètes de Balzac et d’Hugo, reliées rouge et or, dans sa bibliothèque, et c'est dans les bras de ma mère, Denise, que j'ai ouvert des yeux éblouis sur les albums de photos de leur lune de miel à Paris, en Bretagne, en Provence et en Alsace. Tout y était si beau, si net, si propre. Enfant déjà, j'ai souvenir d'un imaginaire fabuleux peuplé des Contes du Chat Perché, de Martine et des aventures de Marmouset. Jeune garçon, je dévorais Le Journal de Mickey, et rêvais devant les images de la tour Eiffel et des Champs illuminés.

A l'école ou je faisais l'apprentissage de la vie, les cours de français étaient mon champs d'évasion, et les textes de Marcel Pagnol et du grand Fabuliste, des mondes infinis peuplés d'images et de rêve. C'est tout dire si la rédaction était mon épreuve favorite. Par contre, la langue arabe me semblait figée, indigeste et hermétique. Pour l'enfant que j'étais, le professeur d'arabe semblait être l'incarnation du Mal absolu, un individu surgi d'un autre âge, avec des manières révolues, aussi vieux, sec et gris que les manuels dans lesquels il enseignait. Je n'avais de pire cauchemar que l'épreuve de la incha, qui ne dépassait jamais les dix lignes, dix lignes d'une aridité épouvantable.

Je trouvais alors refuge dans l'univers adulé du français, qui m'ouvrait des horizons infinis. Pris de passion pour les auteurs et autres poètes classiques, j’en étais venu à me constituer une image de la femme aimée, à la fois muse et magicienne, sorte d’idéal romantique inspiré de mes lectures, dont je rêvais secrètement à toute heure et en tout lieu, et pour qui j’avais d’ores et déjà rédigé un recueil de poèmes inspiré de Baudelaire et d’Aragon. C’est dire si je l’attendais, cette femme aimée, mais je désespérai de trouver son visage autour de moi, et encore moins dans la foule qui peuplait les marches ensoleillées de West Hall.

Tournant le dos à la fière batisse, je pressai le pas. S’il y avait un cours que je ne voulais manquer sous aucun prétexte, c’était bien le cours de sociologie, qui m’offrait une parenthèse apaisante aux chiffres et autres courbes financières habituelles. C’était aussi le seul cours où je ne me surprenais pas à tracer des spirales d’un geste machinal sur mon cahier, ou à essayer d’élaborer mon dernier poème en proses.

Ce jour-là, le débat sur les rapports entre les groupements sociaux et leur environnement suscitait un grand intérêt chez l’auditoire, qui s’enflammait à l’évocation de tel ou tel sujet ou personnalité. J’avais appris à me taire en pareilles circonstances et à écouter, car mes centres d’intérêt étaient si radicalement opposés, que grande était mon ignorance des réalités de ce monde.

Une jeune fille se distinguait cependant par son discours populiste particulièrement enflammé, et la ténacité qu’elle mettait dans ses propos. Elle devait avoir environs le même âge que moi, c’est à dire vingt ans. Elle avait l’air jolie sous sa chevelure dense d’un noir de jais, mais semblait sortie de je ne sais quelle souricière. Même si je désapprouvais foncièrement ses propos, j’avoue qu’elle s’exprimait avec éloquence, ponctuant son discours de références à l’actualité moderne. Elle prétendait que les classes sociales étaient la pire expression de la décadence de la société. Me sentant personnellement visé, je détournai la tête en souriant intérieurement et regrettais de ne pas être muni d’une hâche ou tout autre instrument tranchant pour tailler en pièces cette petite souris hargneuse. Soudain, la cloche sonna.

Ma journée était loin d’être achevée. Après une brève pause-déjeuner chez Bliss House, c’est en courant, la bouche encore pleine de chicken fajita, que je traversais le campus de long en large depuis Main Gate pour rejoindre mon cours d’économie, avec dans la tête la perspective d’un profond ennui de deux heures trente. Deux heures trente passées à tracer des spirales.

En passant devant West Hall, je jetai un regard rapide sur l’escalier où s’entassaient en grappes animées et colorées des étudiants de tous horizons; certains jouant aux cartes en s’interpellant bruyamment, d’autres nonchalemment étendus sur les marches, d’autres encore terminant un repas, adossés aux colonnes du bâtiment. Un groupe plus nombreux et plus bruyant que les autres retint mon attention. Je m’arrêtais alors et distinguais _ô surprise!_ la jeune fille de toute à l’heure, fumant, accroupie à même le bitume. Elle était entourée d’une demie-douzaine d’étudiants, tous des garçons, en l’occurrence le type “brute insignifiante”, si bien qu’elle paraissait si petite, si fragile au milieu de tous ces mâles. Sa chevelure noire et dense retombait en mêches épaisses qui ressemblaient à des cordes, et formait une tache sombre sur sa peau d’un blanc neigeux. Je réalisais soudain que ce qui m’avait tant agacé tout à l’heure, mis à part ses propos, était sa tenue vestimentaire. Elle était vêtue d’une robe à imprimé d’inspiration indienne et de couleur indécise, virant du “gris poussière” au “brun poussiéreux”, avec aux pieds rien d’autre que de vieilles sandales usées et sales. Je trouvai cet accoutrement si hideux et d’une telle atteinte au bon goût que j’en demeurais stupéfait. Aux éclats de voix qui me parvenaient, je réalisai que la conversation enflammée du cours de sociologie se poursuivait, avec forces gesticulations et sur un ton nettement plus engagé; les propos de la jeune fille suscitant l’approbation de son auditoire. Soudain, elle s’arrêta pour tirer une bouffée de fumée, leva la tête, et ses yeux rencontrèrent les miens.

Ils étaient verts.

Instinctivement, je détournai la tête et poursuivai ma course, tentant d'évacuer de mon esprit toute image de cette petite créature sans intérêt.

Ce n'est que tard en soirée, après être retourné chez moi et retiré sous mes draps, que son image m'apparut, brusque, soudaine. Toute la nuit elle me hanta, et c'est lorsque je croyais m'en être enfin débarrassé qu'elle me revenait comme une obsession. Quand, excédé, je m'endormis, ce fut pour la revoir en rêve, un rêve des plus étranges.

Ses deux grands yeux verts étaient suspendus dans le vide, et m'observaient. Intrigué, je m'en approchais et regardais au travers. Un spectacle des plus fascinants s'offrit alors à moi: nébuleuses, comètes et névas incandescentes surgissaient de toutes parts et s'affrontaient en duels, laissant échapper des myriades d'étoiles scintillantes. L'une d'elles faillit m'atteindre; je trébuchai en voulant l'esquiver, et tombai. Je crois bien que les yeux semblaient rire, et les feux qu'ils lançaient s'en trouvaient décuplés.

Je me réveillais épuisé, avec la douloureuse impression d'avoir livré bataille toute la nuit. Et je dus me rendre à l'évidence: quelque chose en cette jeune fille m'obsédait, quelque chose dans ses grands yeux verts. Je résolus fermement de la revoir, persuadé que c'était l'unique moyen de m'en défaire.

Qui était-elle déjà, et d’où venait-elle? Quelles études poursuivait-elle? Autant de questions auxquelles je résolus de ne pas attendre le prochain cours de sociologie pour y répondre. J’irais m’enquérir aujourd’hui même auprès de Richard, un ancien camarade de classe, que je m’étais vu contraint de fréquenter à l’AUB. Il avait en outre le "chance" de partager avec moi ce fameux cours de sociologie. "Vivement Richard", je pensai en préchauffant Francine, ma Renault 19 blanche, fidèle compagne des bons et des mauvais jours _ des mauvais en l’occurrence.

Loubna. Elle s’appelait Loubna, un prénom peu familier qui me sembla à la limite de l’exotisme. Elle entamait une licence en Sociologie-Anthropologie. Richard n’en savait pas plus. Ce qu’il savait par contre, c’était se rendre antipathique:

- Plutôt jolie, la petite. Dommage qu’elle ait l’air de sortir d’une souricière.

Et puis, avec un petit ricanement au coin de ses lèvres minces:

- Tu me déçois, Jean-Claude. Je croyais que tu visais plus hau

Je crois bien que je l’aurais battu, ce jour-là, mais j’ai tourné les talons et me suis dirigé vers la salle de classe.

Je ne la revis plus de la semaine, et Dieu sait si plus d’une fois je me suis retourné en passant au niveau de West Hall, cherchant, fouillant parmi les visages anonymes à la recherche du seul, de l’unique, qui m’interpellat. Malgré le flot d’étudiants qui s’agitaient devant moi, West Hall demeurait désespérement désert.

Lorsqu’il pleuvait, Jafet Library se transformait en un vaste champs de boue, du moins le hall principal. Des flots d’étudiants s’y déversaient, fuyant les premières averses automnales, à la recherche d’un abri provisoire. Le parquet sale devenait glissant, et la bibliothèque où régnait de coutume un silence de mort résonnait alors de mille et une exclamations. Enrhumé jusqu’à la mœlle des os, je me présentai devant le comptoir, un cortège de mouchoirs dans la main droite et une pile de livres sous le bras gauche. C’était en grande partie des traités de sociologie et des études sur l’évolution des idéologies. Me frayant un passage au milieu des corps ruisselants qui encombraient le hall central, je gagnai la salle d’études que je balayai du regard, à la recherche d’un coin tranquille.

Un ouragan surgit alors, balayant tout sur son passage, néantisant les êtres et les choses, avec une violence d'une telle ampleure que j'en demeurai abruti, dévasté.

Elle était là.

Assise dans un coin et collée à la fenêtre, une écharpe épaisse enroulée autour du cou, elle semblait plongée dans un livre de petit format qu’elle ne quittait que pour contempler de temps en temps le ruisselement de l’eau sur la vitre. Une place était libre en face d’elle; je m’empressai de l’occuper.

J’avais certes des traits fins et un visage agréable à regarder, mais je maudissais à l’instant ce rhume indésirable qui me donnait un faciès de bouledogue ivre. Elle ne leva pas les yeux pour autant. Ce n’est que lorsque je me plongeai dans un traité particulièrement volumineux qu’elle me lança vivement, dans un anglais parfait:

- Are you reading The rise and death of modern ideologies?

Surpris, et pour le moins interloqué, je balbutiai un yes hésitant. Elle sourit, et m’affirma, toujours en anglais, que c’était son ouvrage de référence. A la question de savoir si je m’intéressais à la sociologie, je chancelai. La situation prenait un cours inattendu. Je lui repondis que je m’y interessais tout particulièrement, mais que j’avais d’immenses lacunes à combler. Elle souriait toujours, un sourire narquois qui semblait émaner tout droit de ses grands yeux verts. Nous en vînmes à parler littérature, puis auteurs classiques et modernes. Elle ne causait pas un traître mot de français, mais avouait une admiration pour Foucault, Camus et particulièrement Sartre dont elle avait lu les œuvres complètes traduites en anglais. De ma part, je connaissais peu d’auteurs anglophones, mais lui parlais de la poésie de Whitman que j’admirais, et de quelques romans de Hemingway qu’elle avait également lus. C’est alors que le vibreur de mon portable glissé dans ma poche entra en action, et j’eus une brève conversation _en français_ avec ma mère, qui s’enquerrait de mon rhume. Tout au long de la conversation, je sentis le regard de Loubna posé sur moi, comme si elle cherchait à déchiffrer les propos incompréhensibles qui sortaient de ma bouche. Je raccrochai, et la regardai. La surprise se lisait sur son visage.

- It’s my mother, je dis, ce qui eut pour effet d’augmenter sa surprise.

- Why do you speek french with your mother? Elle demanda.

Subitement décontenancé, et ne trouvant pas de réponse logique, je crus bon de lancer:

- Why are we speeking english right now?

Elle rit alors, découvrant des dents légèrement brunies par la nicotine:

- Because we’re in an american university!

Nous sommes sortis. La pluie avait cessé, et les nuages gris se dissipaient peu à peu. J’appris encore qu’elle était originaire d’un village du Sud, mais qu’elle avait grandi à Tyr. C’était là-bas qu’elle avait suivi des cours d’anglais, découvert ses premières passions littéraires, et surtout ses premières vocations idéologiques. “J’habite Achrafieh”, je dis, prenant soudain conscience de la banalité de cette information. Puis nous avons marché en silence jusqu’à Nicely Hall où elle suivait ses cours. Une fois arrivés, elle me tendit une main droite et vive, comme l’aurait fait un homme.

- Je m’appelle Loubna.

- Je sais, je crus encore bon d’ajouter (Elle sourit). Moi, c’est Jean-Claude.

Elle m’avoua alors avoir pris plaisir à notre discussion “de qualité”, ainsi que son désir de la reprendre ultérieurement, et surtout de m’éclairer davantage sur des notions qui m’étaient floues, en l’occurrence le socialisme, le vrai, et ses prétendus bienfaits. J’aquiescai de la tête. Un instant plus tard, elle avait disparu. Des sols détrempés montait vers moi une odeur de terre mouillée.

Lundi avant-midi. Il faisait beau. Tout le week-end, j’avais cultivé en moi l’image de Loubna, décortiqué ses moindres gestes et paroles, et planifié à la tonalité près nos futures propos. Surtout, je m’étais débarrassé de mon rhume. En passant devant West Hall, je l’aperçus, acroupie comme à l’acoutumée sur le sol, entourée de son auditoire habituel, et tirant de larges bouffées de fumée. Levant les yeux, elle me vit et accourut vers moi. On s’est embrassés sur la joue. Elle était radieuse. A ce moment précis, je sentis que toutes les belles paroles que j’avais pris soin d’agencer le week-end durant, s’étaient volatilisées. Elle me raconta son week-end; elle découvrait Beyrouth, des coins super à Hamra; elle avait horreur du centre-ville; je devais lui faire visiter Achrafieh, etc… Je balbutiai des propos incompréhensibles. Soudain, elle me saisit par la main et m’entraîna vers West Hall, pour me faire faire la connaissance de ses nouveaux amis, “des gens super, tu vas voir!”

Me mêler à cette foule insignifiante m’avait toujours paru abjecte, et encore plus abjecte était l’idée de s’assoir à même les marches poussiéreuses, comme un mendiant. “J’ai l’air d’un mendiant, et puis je vais salir mon pantalon!” je dis, agacé. Elle éclata de rire. Faissal, Amer, Firas et les autres de même. “Ça y est, je suis encore raillé”, j'ai pensé amèrement. Mais Loubna me pris par le bras et s’exclama: “Qu’il est drôle!” avant de poursuivre ses propos passionnés. Il y était question de l’actualité locale et régionale, bien sûr, mais surtout des prochaines élections estudiantines qui approchaient, et auxquelles Loubna était candidate. La discussion suivait son cours, vive et enflammée. Ses camarades étaient francs et authentiques, semblaient intègres et si leurs plaisanteries et même leur accoutrement (jeans usés, T-shirts délavés tachés de sueur, etc.) laissaient parfois à désirer, je ne sentis à aucun moment cette lueur d’hypocrisie dans les yeux, hypocrisie à laquelle j’étais si souvent confronté dans mon entourage. Je regardais autour de moi avec un air de satisfaction. J’avais enfin apprivoisé West Hall. Pour la première fois depuis que j’avais débuté mes études à l’AUB, je n’étais plus un étranger.

Depuis ce jour, Loubna et moi nous sommes revus régulièrement. La campagne électorale battait son plein, et même si les meetings se succédaient pour la candidate de gauche qu’elle était, il y avait toujours un moment de libre que nous partagions à deux chez Baguette, chez Bliss House, tout simplement à l’ombre de West Hall, ou étendus sur l’herbe grasse de Green Oval. Elle se lançait alors dans l’une de ses discussions passionnées sur l’avenir des hommes; elle allait gagner les élections, puis faire de la politique, s’engager sur la scène locale, redonner aux Arabes leur fierté perdue, défier leurs ennemis; bref elle voulait changer le monde. Et moi je l’écoutais en silence, un mince sourire aux lèvres, sachant bien que tout celà n’était que chimères, désapprouvant certaines théories, approuvant d’autres, mais admirant toujours sa ténacité et ses yeux qui scintillaient lorsqu’elle s’enflammait. Elle se moquait parfois gentiment de moi et de mes petites manies, comme donner un prénom à ma voiture, appeler “maître” le garçon de café ou m’habiller exclusivement chez Lacoste ou Ralph Lauren. Là encore, je souriais en silence devant “ma petite souris”, comme j’aimais l’appeler. C’était bien simple, personne ne songeait à changer l’autre, tous deux nous admirions mutuellement. Nous rejoignions enfin le campus, main dans la main.

Le lendemain, je me joignis à ses camarades pour coller des affiches éléctorales aux quatre coins de l’université. Que n’aurais-je fait pour elle? A sa demande insistante, j’assistai même à l’un de ces meetings éléctoraux où les candidats prennent la parole devant leurs partisans. Je m’étais difficilement frayé un chemin jusqu’à l’estrade, appréhendant le contenu des discours que je n’allais pas manquer d’écouter. Si certains propos populistes, notamment sur la lutte des classes, m’irritaient, c’est avec une grande surprise que je réalisai que les valeurs défendues par les candidats étaient celles-là même qui avaient toujours trouvé un écho favorable en moi, et que j’imputais jusqu’alors à mes lectures, à mon éducation et ma culture occidentales; autrement dit la liberté d’expression, la tolérance, l’humanisme. Et quand Loubna prit la parole sous un tonnerre d’applaudissements, c’est le cœur débordant, le cœur mourant, que je voulus me précipiter vers elle pour la serrer dans mes bras.

Comme prévu, Loubna remporta haut la main son poste de Student Representative.

Une semaine plus tard, l’euphorie de la victoire retombée, je l’emmenais pique-niquer sur les hauteurs du Kesrouan, d’où j’étais originaire. Je garde de cette journée un souvenir mémorable, l’impression d’un moment de grâce suspendu dans le temps et l’espace. J’avais pourtant bien crevé un pneu à la hauteur de Faraya, et Loubna fut certes prise d’un fou rire tout le temps que dura la recherche du cric. Devant mon incompétence manifeste, elle avait même fini par changer elle-même la roue; toujours est-il que ces instants demeurent comme des parcelles de bonheur volées à la vie. En chemin, Loubna était tombée amoureuse de la photo de Jacques Brel sur le boitier du CD, alors que je lui récitais le dernier poème que je lui avait écris. Elle n’y comprenait certes rien, mais aimait plus que tout la sonorité musicale de ses rimes. Le pique-nique était frugal, mais la voix d’Oum Kalthoum que je découvrais pour la première fois était un enchantement; nous avions même improvisé un duo qui n’avait guère survécu à nos grands éclats de rire.

C’est alors que je lui déclarai ma flamme. Le rire se figea soudain au fond de sa gorge, et elle baissa tristement les yeux. “Quoi? Qu’y a-t-il?” je dis vivement en lui prenant la main. C’est une Loubna toute autre qui se révéla alors à moi, plus douce, mais aussi plus vulnérable.

- Nous n’avons aucune chance, Jean-Claude. Celà ne sert à rien... Bientôt il faudra nous présenter à nos parents, et je n’ose imaginer… Celà ne sert à rien.

J’étais stupéfait. Elle n’avait jamais abordé les choses du cœur auparavant, jamais proféré la moindre parole d’amour, et s’obstinait à considérer notre relation comme une “extrême amitié”. Pour une fois, elle se montrait défaitiste, loin des grands idéaux qu’elle défendait avec tant d’acharnement. Pour une fois, c’était moi qui voulait changer le monde.

- Mais enfin, ne sommes nous pas là, toi chiite et moi maronite… nous aimons le même pays, défendons les mêmes valeurs, et si l’on s’oppose parfois, c’est sur la forme, et jamais sur le fond. Tu verras, nous ferons un bout de chemin ensembles. Pour le meilleur et pour le pire.

Je repris le volant. Elle posa sa tête sur ma frêle épaule et ne la retira qu’à notre arrivée à Beyrouth.

Depuis ce jour, Loubna se fit plus tendre, plus aimante. Nous passions plus de temps ensembles, à partager des plaisirs simples et discrets. Nous avions des projets tous les deux. Elle faisait du théâtre dans une troupe amateure, donnait des leçons d’arabe pour arrondir ses fins de mois et voulait apprendre à jouer du piano. J’écrivais des articles dans des hebdomadaires francophones et réussis même à publier mes poèmes dans une revue littéraire. Le soir, nous nous retrouvions autour d’un verre dans un de ces cafés sombres de la rue Hamra dont elle connaissait le secret. Enlacés dans un coin, nous écoutions avec tendresse des quinquagénaires moustachus fredonner des mélodies d’antan au rythme du oud. Ou nous allions au cinéma, étant tous deux cinéphiles. Lorsque la lumière s’éteignait, Loubna posait doucement sa tête sur mon épaule et, à cet instant, je crois bien que j’aurais défié le monde entier.

Mais le sort ne nous a guère épargnés, et lorsqu’il s’acharne, il balaie beaucoup de certitudes. Le père de Loubna mourut des suites d’une longue maladie dont elle avait volontairement omis de parler. Un jour, elle n’était plus venue en cours. J’appris par une amie que sa famille ne pouvait plus subvenir à ses études, et qu’elle était donc retournée à Tyr. Je crois bien que cette semaine et les semaines suivantes, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Plus rien ne ressemblait à rien, tout me semblait dénué d’intérêt, je n’arrivais plus à écrire. A toute heure de la journée et en tout lieu, je me heurtais à un vide assourdissant qui ne me renvoyait que l’écho de mon chagrin. Mais surtout, je lui en voulais terriblement d’être partie sans un mot, sans un adieu.

Puis, un vendredi Saint, je reçus une lettre. C’était elle.

Elle s’excusait de s’être volatilisée aussi subitement, mais prétendait n’avoir pu supporter la douleur de la séparation. Elle était passée par des moments difficiles, de longues périodes de dépression; puis, sur un souhait de sa famille, s’était mariée. Maintenant elle se sentait mieux, plus forte, elle enseignait l’anglais à Tyr et attendait un heureux événement. Voilà pourquoi elle s’était enfin décidée à m’écrire.

Je retins un sanglot et pliai soigneusement la lettre, que je glissai dans mes bagages. Mes études d’Economie terminées, je partais ce soir-même pour Paris poursuivre de hautes études de commerce, et sans doute m’y établir définitivement.

Les années ont passé, et j’ai connu bien des filles depuis. Mais lorsque je suis de passage à Beyrouth, l’Alumnus aux tempes grisonnantes que j’étais devenu ne manque jamais un détour par le campus de l’Université américaine, comme un pèlerinage aux sources. Et lorsque je passe au niveau de West Hall, mon regard s’arrête, fouille la foule bruyante et animée qui en peuple les marches ensoleillées, et croit distinguer au milieu de dizaines de visages adolescents, deux grands yeux verts et rieurs, synonymes d’un bonheur à jamais perdu.